Le développement durable
L’invention de l’idée du développement durable
- Le concept de développement durable
L’invention de l’idée de «développement durable» est sans aucun doute une des plus grandes inventions de la deuxième moitié du 20’ siècle. C’est justement parce qu’elle est contradictoire que l’invention est si puissante : elle révèle ce que les conceptions classiques du développement économique avaient laissé de coté – soit la «non-soutenabilité» d’un développement économique exclusivement fondé sur la croissance, le développement sans limites des échanges, la libre circulation des capitaux, la quête incessante d’investissements productifs, le progrès technologique à l’infini. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, toutes les sociétés occidentales sont fixées sur leur «croissance économique», mais une croissance économique qui n’a jamais tenu compte des problèmes de l’épuisement des ressources naturelles, de la pollution, de la destruction des écosystèmes, de l’effet de serre, etc. Vivant sur une planète aux ressources limitées et pas toujours renouvelables, il fallait bien qu’un jour les contradictions associées à ce type de développement économique sortent au grand jour : d’où l’idée de développement durable.
La notion de «développement durable» remet au cœur du débat la valeur réelle du donné naturel et force tous les acteurs à penser autrement le développement économique : ou du moins à faire entrer dans l’équation du développement économique des variables qui n’entraient pas dans la perspective classique du développement. L’idée de développement durable associe de manière obligée le développement et la croissance économiques (production de la richesse, productivité, etc.), la justice sociale et la redistribution des richesses, la rationalisation de tous les processus productifs, la protection de l’environnement à tous les niveaux. Le développement durable lie toujours ensemble les composantes «économique», «sociale» et «environnementale» ; l’idée s’est «internalisée» et est devenue une préoccupation continuelle ; elle oriente les perspectives sur le développement ; elle impose des normes et des actions ; elle se présente comme une exigence politique incontournable. Plusieurs spécialistes définissent le «développement durable» comme un «développement qui répond aux besoins sans compromettre la possibilité pour les générations futures de satisfaire les leurs» (Smouts ; 2005 ; pp. 1-25).
Valeur et portée
La valeur et la portée d’une «idée» comme celle de développement durable sont considérables : le développement durable nous rappelle que même si nous sommes des créatures spéciales qui avons évolué au point de dominer la nature (anthropocentrisme), nous demeurons quand même des êtres naturels qui font partie intrinsèque de la nature. Sans revenir vers un point de vue strictement «écocentriste», où l’homme ne ferait que participer d’une Nature plus grande, l’espèce humaine doit retrouver un équilibre entre la destruction, l’épuisement et la consommation des ressources qu’elle opère et le renouvellement contrôlé de ces ressources (en fonction pour chacune de leur capacité à se renouveler). L’homme est le plus grand prédateur qui n’ait jamais existé, mais la différence avec les autres espèces est qu’il a développé des instruments de prédation d’une telle puissance que l’utilisation maximale de cette puissance menace directement sa survie : l’homme doit apprendre à restreindre les actes de destruction qu’il opère sur la nature (Smouts ; 2005 ; pp. 46-53).
La force génératrice du concept de développement durable
- «L’internalisation» de l’idée
Les contradictions considérables qui existent entre la puissance technologique que l’homme possède et son avidité pour le profit à court terme d’un côté et le caractère limité des ressources que nous offre la nature de l’autre côté devaient tôt ou tard forcer l’être humain à prendre conscience (mauvaise conscience) de la dégradation de plus en plus irréversible qu’il fait subir à la nature. À mesure que l’homme s’obstine à poursuivre le même type de développement économique, le concept fait son chemin dans les consciences, et ce, dans toutes les classes de la société : plus personne ne peut se lancer dans un projet de développement sans que l’idée de «développement durable» ne vienne l’interpeler sur la façon et les moyens dont il entend réaliser son projet. L’Idée s’est «internalisée» et même si les compagnies cherchent encore à contourner les exigences associées à un développement économique qui serait vraiment «durable» (respect des écosystèmes, pollution zéro, etc.), c’est en parfaite connaissance de cause des implications de leurs actions que les compagnies continuent à ignorer les obligations associées à un bon développement.
Ceux qui polluent ou détruisent la nature ne peuvent plus ignorer qu’ils accumulent une dette symbolique importante face à leur société : c’est pourquoi ils sont au moins obligés à la fois de faire quelques initiatives minimales pour limiter les dégâts et camoufler leur infraction derrière des campagnes de publicité. Quand ils sont encore plus cyniques, ils font du chantage à l’emploi, mais cela ne fait que prouver jusqu’à quel point ils savent que leurs projets de développement sont destructeurs : ils jouent sur la vulnérabilité des travailleurs pour faire passer leur crime. Les gouvernements n’en sont pas encore eux aussi rendus à vouloir réellement changer les choses, mais d’un autre côté il n’existe plus aucun politicien qui oserait proposer une loi, un règlement, une norme ou un plan d’action qui nierait radicalement l’idée de développement durable. L’idée s’est profondément internalisée, elle modifie les perspectives et les façons d’approcher le développement, elle représente une source continuelle de préoccupations, elle est devenue une exigence éthique intérieure qui interpelle les consciences de tout le monde, elle produit aussi des résultats concrets … mais elle n’a pas encore réussi à transformer l’homme en profondeur quant à ses passions les plus dangereuses (prédation, avidité, orgueil, ambitions illimitées, volonté de puissance) (Gouvernement du Québec ; 2002 ; pp. 24-36).
La force créatrice de l’idée
L’idée de «développement durable» possède également une «force créatrice» considérable ; elle a engendré d’innombrables initiatives, et ce, dans toutes les sphères d’activité et dans tous les domaines de la société. Parce qu’elle transporte une puissance éthique et symbolique gigantesque, l’idée de développement durable a engendré des actions concrètes dans tous les domaines de la société : dans le recyclage, dans l’emballage, dans presque toutes les branches de l’industrie (construction, pêcheries, agriculture, énergie, agroalimentaire, transports, etc.), dans les produits manufacturés et les chaînes de montage, dans l’innovation technologique, dans les grands projets d’infrastructure, etc. Même dans les modes de vie et dans les choix de consommation, la force créatrice de l’idée de «développement durable» a produit des actions concrètes et a modifié les comportements de beaucoup d’acteurs sociaux (Gouvernement du Québec ; 2005 ; 22p.).
Certains critiques diraient que l’essentiel des initiatives importantes faites au sujet du développement durable provient des gouvernements (ils sont politiques) ; c’est vrai, mais on pourrait argumenter en disant que c’est justement là le rôle de la gouverne politique. Les gouvernements sont élus pour assurer les grandes régulations collectives de la société, alors c’est leur devoir de faire des lois et d’élaborer des politiques capables de résoudre les problèmes importants rencontrés dans la société. C’est pourquoi les réalisations les plus fortes dans le domaine du développement durable, même si elles sont le fait d’acteurs sociaux ou économiques, sont très souvent le résultat de lois, de règlements, de normes ou de plans d’action imposés par les gouvernements.
Si les gouvernements continuent largement à penser en termes de pouvoir politique dans l’immédiat, la force créatrice de l’idée de «développement durable» a quand même transformé définitivement les notions de «temps» et «d’espace» dans lesquelles peuvent gouverner les dirigeants politiques : tous les acteurs sociaux, soumis à des forces politiques qui ont la légitimité pour penser à plus long terme, acceptent de plus en plus que des restrictions permanentes s’imposent quand il s’agit de faire du développement économique. De plus, l’idée d’un développement durable a aussi modifié la relation gouvernants/gouvernés : la volonté des acteurs sociaux d’en arriver à un développement au moins «plus durable» a forcé la mise en place de mécanismes plus ou moins institutionnels, mais dont la mission est de fournir les moyens d’en arriver à un développement plus respectueux de la nature (Gouvernement du Québec ; Loi et Plan de développement durable du Québec ; 2009 ; 7p.).
Finalement, on pourrait affirmer que l’idée de développement durable a acquis assez de «force motrice» pour commencer à briser des équations idéologiques qui s’imposaient jusqu’à aujourd’hui dans les mentalités : comme l’opposition idéologique entre «développement économique puissant et productif» et «développement durable». Cette opposition idéologique, qui est encore utilisée tous les jours par le gouvernement canadien, est en train de perdre complètement sa crédibilité aussi bien sur le plan symbolique que sur le plan pratique : partout les gains énergétiques, l’implantation des technologies vertes, les modifications dans les façons de travailler, etc. prouvent tous les jours la force et la validité du développement durable. Les effets positifs et les bénéfices réalisés sont tellement importants que des acteurs traditionnellement opposés au développement durable, en voyant le potentiel à tous les niveaux (et même au niveau de leurs profits), se montrent tout à coup intéressés à l’idée (Conseil de la science et de la technologie ; 2001 ; chapitre II).
La matérialisation et la réalisation de l’idée
La force créatrice de l’idée de développement durable a déjà produit une multitude de réalisations et d’actions concrètes destinées à «fonder dans le monde matériel» ce que veut dire un développement durable (Action 21 au Québec). Les réalisations concrètes se comptent par centaines, au Québec comme ailleurs en Europe surtout. Non seulement le Québec s’est doté d’une Loi générale sur le développement durable, doublé de règlements et de normes précises et obligatoires, mais le gouvernement a également élaboré de grands plans d’action visant à renforcer le développement durable dans tous les secteurs de l’activité et de l’industrie (Ministère de l’Environnement et de la Faune ; 1995 ; 14p.).
Les faiblesses du concept de développement durable
- La faible portée politique contraignante de l’idée
La force créatrice du développement durable ne doit pas nous faire oublier les limites et les faiblesses d’une telle idée ; on ne transforme pas par le biais d’une idée, aussi géniale soit-elle, les mauvais penchants de l’être humain et les fondements d’une société. Dans les sociétés occidentales modernes, les changements importants qui s’imposent au niveau collectif finissent toujours que par s’inscrire dans des Lois, des règlementations, des normes … mais aussi dans des mécanismes de contrôle et de surveillance construits pour s’assurer que ce qui doit arriver arrive – des mécanismes stricts pour empêcher que des enfants soient maltraités, des mécanismes stricts pour empêcher que des femmes soient violées, des mécanismes stricts pour empêcher que des drogues illégales circulent librement, des mécanismes stricts pour empêcher que des agressions physiques soient commises, etc.
Car pour empêcher que des crimes ou des choses inacceptables pour la société arrivent, les États modernes n’hésitent pas à mettre en place des dispositifs très puissants, des forces spécialisées et des mécanismes de contrôle/surveillance très forts afin d’être sûr que les fautifs seront sérieusement sanctionnés et les autres découragés de passer à l’action : mais dans le cas des pollueurs, il n’existe aucun dispositif de ce genre, aucune force de ce genre et aucun mécanisme de ce genre : L’idée de «développement durable» n’a qu’une très faible portée politique contraignante. Il y a partout des Lois, des règlements et des normes, mais il n’existe aucune structure ou aucun dispositif construit spécialement pour assurer un réel respect de ces Lois ; la plupart du temps, les fautifs ne s’exposent à aucune sanction. On pourrait même dire, dans un certain sens, que parfois les Lois et les règlements en vigueur incitent les acteurs à tricher au niveau environnemental, puisqu’ils peuvent ainsi continuer à soutirer des profits faciles et très élevés – des profits tirés de l’exploitation illégale des ressources naturelles ou d’une négligence presque criminelle par rapport au taux de pollution qu’ils se permettent.
Quand les volontés politiques seront vraiment à toute épreuve, les gouvernements n’hésiteront plus pour mettre en place les instruments politiques et institutionnels nécessaires au respect formel des Lois et des règlements (normes) : mais ce n’est pas du tout le cas pour le moment – le développement durable n’est pas encore «substantialisé». De plus, il n’existe pas encore de «milieu porteur» ou encore de «forces sociopolitiques» déterminantes capables de modifier vraiment la situation. Coincés dans un cadre de contraintes très serrées, on ne voit pas d’où les gouvernements pourraient trouver les forces et la volonté politique pour agir de manière décisive dans le dossier de la protection de l’environnement : dans un monde de croissance presque nulle où tous les citoyens veulent avoir un bon emploi, posséder un haut niveau de vie, jouir de la vie en fonction d’un modèle très précis (haut niveau de consommation, prestige associé à l’argent, liberté conçue à partir de l’argent, possession de biens matériels, accès à beaucoup de ressources, etc.) … dans un monde exclusivement fondé sur la croissance économique continuelle où la qualité de vie se définit en fonction de la propriété matérielle et financière … alors les gouvernements sont complètement coincés et n’ont pas d’autre choix que de perpétuer le même mode de développement. Et les populations vont dans le même sens que les gouvernements : il y a une connivence profonde entre les citoyens et les gouvernants sur ce sujet, car dans les faits si on demande à une personne de renoncer à son niveau de vie pour l’environnement, elle va refuser. Chacun veut bien que l’État assume les responsabilités en matière d’environnement, mais en autant que leur niveau de vie matérielle ne soit pas touché (Smouts ; 2005 ; pp. 63-65 et pp. 83-95).
Les variations idéologiques et interprétatives de l’idée
Une autre faiblesse de l’idée de «développement durable» se situe au niveau de «l’extensibilité» quasi infinie du concept de développement durable : les représentations associées à l’idée de développement durable sont tellement «lâches», flexibles, fluides et aux contours imprécis qu’elles permettent des interprétations multiples quant à la gravité de la situation, quant à l’urgence d’agir, quant aux capacités de récupération des écosystèmes, quant au niveau de dégradation réelle de la biodiversité, quant aux impacts à moyen et long terme de l’action humaine sur la nature et l’environnement, quant aux types de solutions à mettre en place, quant à la nature exacte des correctifs qui s’imposent ou s’imposeraient, quant à la définition même des problèmes auxquels nous ferions réellement face.
Un tel flou permet d’envisager des approches des problèmes qui sont tellement «discordants» et qui partent tellement dans toutes sortes de directions que l’idée de développement durable, aussi noble soit-elle, y perd presque toute son efficience.
Premièrement, il y a la difficulté de définir un ou des problèmes clairs, puis de les énoncer de telle sorte qu’ils soient compris par le plus grand nombre (cela peut paraître futile pour des experts, mais la plupart des gens ne seraient pas capables de définir clairement les problèmes qu’il y aurait à résoudre.
Deuxièmement, il y a le type d’approche, pour résoudre les problèmes, qu’il conviendrait le mieux de choisir en termes politiques : imposer de manière obligatoire et intransigeante ou opter pour l’action volontaire ; les approches basées sur l’incitation, la conscientisation, la concertation, les projets réalisés en partenariat … sont très intéressantes, mais ils révèlent en même temps toute la faiblesse de l’idée de développement durable : il faut mobiliser de grandes quantités d’énergie sociale pour faire bouger les choses juste un peu (Smouts ; 2005 ; pp. 127-157).
Troisièmement, il y a le fait d’une différence trop nette et trop marquée entre la société civile et la gouverne politique : la dégradation de l’environnement fait beaucoup trop souvent partie des choses considérées comme étant de la responsabilité de l’État. C’est le même problème avec l’exclusion et la pauvreté : en occident, les gens ont pris l’habitude de «refiler» à l’État la responsabilité de ramasser les pots cassés (la pollution, la pauvreté, les enfants en difficulté, la violence, etc.). Alors le réflexe des citoyens est encore de s’en remettre à l’État pour régler le gros du problème de la dégradation de l’environnement : en ce sens, l’idée de «développement durable» devient un vaste gouffre idéologique où l’État joue le rôle de «tampon idéologique» entre la nature et la société civile. Tout comme l’État n’a pas cessé d’éponger et de médiatiser le problème de la pauvreté en créant toutes sortes de programmes de redistribution qui n’ont jamais empêché les écarts de richesse de s’agrandir, l’État joue ce même rôle dans le cas des problèmes environnementaux. L’État joue le rôle de «tampon idéologique» (récupération idéologique) et le concept de développement durable lui sert parfaitement à jouer le rôle en question : au Québec, toutes les grandes politiques de développement et les grandes planifications gouvernementales sont des modèles de développement durable. Pourtant, dans les faits, on a diminué certains effets négatifs, mais on n’a pas du tout renversé la tendance ; la nature continue à se dégrader sérieusement.
Quatrièmement, il y a une double dynamique perverse qui se joue entre les gouvernements et la société civile face au problème de la dégradation de l’environnement : L’État cherche à renvoyer à la société civile et aux entreprises des responsabilités que la société civile et les entreprises, inconsciemment, veulent renvoyer à l’État. Le concept de développement durable produit d’autant plus cette dynamique perverse que l’idée de développement durable n’est pas assez rigoureuse dans ses implications directes. Tous les acteurs sociaux, toutes les entreprises et tous les gouvernements jouent au chat et à la souris avec le développement durable : on est tous en train de faire des efforts, on est tous en train de se fixer des objectifs à moyen terme, on est tous en train de terminer une planification serrée … mais personne n’est jamais en train de changer radicalement la situation, comme cela devrait être (Gouvernement du Québec ; 2005 ; 22p.).
Cinquièmement, il y a le problème de «l’illusion technologique» ; il est très important de développer des technologies vertes dans tous les domaines industriels, mais il est illusoire de croire que la technologie va régler tous les problèmes sans que les êtres humains aient à changer quoi que ce soit dans leur façon de produire, leur façon de vivre, leur façon de consommer, etc. La croyance dans la puissance infinie de la technologie est une fuite en avant, une façon de ne pas se questionner comme individu et comme société. Toutes les grandes politiques gouvernementales misent beaucoup sur l’innovation technologique, ce qui est bien, mais lorsqu’il est question de changer sa façon de consommer, aucun programme sérieux n’existe (Loreau – dans Smouts ; 2005 ; pp. 25-33).
Sixièmement, tout le jeu de la récupération «économiste» de l’idée de développement durable nous montre bien la faiblesse de cette notion. On ne pourra jamais améliorer réellement le sort de la nature tant qu’on reste dans une réflexion fondée uniquement sur l’économie : peu importe les moyens, les mécanismes ou les dispositifs que l’on mettra en place sur la base d’un raisonnement économique, la dégradation de l’environnement va se poursuivre de plus belle. Tant qu’on reste dans une stricte logique de la productivité, de la puissance technologique à produire de la richesse et de la valeur, on ne pourra jamais améliorer sérieusement le sort de la nature. Pour arriver à une vraie protection de l’environnement : il faudra des valeurs morales et éthiques, des campagnes d’éducation, des mécanismes sociaux, des lois strictes, des institutions politiques fortes … et même des dispositifs très puissants spécialisés dans la protection de l’environnement.
La récupération économiste de l’idée
Tout le discours entourant la récupération économiste de l’idée de développement durable nous montre bien jusqu’à quel point cette idée comporte des faiblesses importantes. Les économistes inventent toujours des formules économiques savantes qui laissent croire que les problèmes d’environnement pourraient se régler par des mécanismes strictement économiques. On peut penser aux formules suivantes : la taxe du carbone sur un libre marché du carbone ; le marché des «bonds» de pollution ; la nouvelle théorie économique du développement (durable) ; le capital total par tête non décroissant dans le temps ; la dématérialisation des économies «tertiarisée» ; la plus-value verte ; la réintégration des «externalités» dans les coûts réels de production … on pourrait penser à la théorie selon laquelle la «soutenabilité» pourrait être obtenue en opérant des substitutions entre composantes du capital pour que des gains faits sur le donné naturel soient transférés en gains techniques et manufacturés (alors les générations futures conserveraient leur niveau de vie !). La responsabilité sociale des entreprises (RSE) ne pourra jamais compenser le niveau de dégradation de l’environnement, puisque les compensations viennent toujours corriger les défauts associés à un mode particulier de production : donc le problème ne pourra jamais se régler uniquement par une «économisation de l’écologie» (Smouts ; 2005 ; pp. 183-205).
Critique fondamentale du développement durable
- Capitalisme contre développement durable
Sans renier toutes les formes de «capitalisation», il ne faut pas avoir peur d’affirmer qu’il existe une contradiction fondamentale entre le capitalisme tel qu’il s’est développé à l’échelle planétaire et le développement durable. Le capitalisme vit des profits maximums qu’il tire de l’exploitation intensive des ressources naturelles et du travail, et ce, sur des temps courts : le développement durable entre en contradiction directe avec les données premières du capitalisme mondialisé et globalisé. Que le capitalisme fonctionne sur la base d’actionnaires anonymes, de compagnies ou de holdings gérés par des Conseils d’administration ou bien qu’il s’agisse de propriétaires directs, toujours c’est la loi du profit maximal qui domine. Et plus la compétition entre entreprises se fait dans un marché ouvert et concurrentiel, plus deviennent importants les gains en productivité réalisés par le biais d’un accroissement des capacités techniques de production : en conséquence les entreprises dominantes sur le marché acquièrent des moyens de production (des moyens de prédation) d’une puissance extraordinaire – des moyens techniques qui menacent directement les équilibres qui existent dans la nature et les écosystèmes. Les instruments technologiques développés par les humains sont devenus trop puissants pour les équilibres naturels. Aussi bien le système d’accumulation du capital que le système techno-productiviste sont des systèmes «prédateurs» sur l’environnement.
Mais le progrès technique ne peut pas s’arrêter, car il est relié au problème du militaire et de la souveraineté des États : et ceci n’est à peu près jamais pris en compte dans les analyses sur le développement durable. Depuis la Deuxième Guerre mondiale et l’expérience de la bombe atomique, la course aux armes les plus perfectionnées est devenue avec la guerre froide une donnée incontournable de la réalité internationale : tous les grands empires étatiques ne peuvent espérer se maintenir dans le haut de l’échelle des pays les plus puissants s’ils ne possèdent pas les armes les plus destructrices. La course aux armements a repoussé toujours plus loin les limites des prouesses technologiques, les instruments développés pour le militaire se diffusant par la suite dans le civil (dans toutes les branches de l’industrie). Avec la montée en puissance de la Chine et de l’Inde, avec la réaffirmation de la puissance de la Russie, mais aussi avec des décennies d’investissements militaires très importants de la part des pays démocratiques (les États-Unis en premier), les capacités techniques reliées au militaire vont continuer à progresser plus vite que tout le reste ; alors les compagnies multinationales les plus puissantes, déjà associées aux projets les plus prometteurs, vont encore accroître leur capacité à exploiter avec efficience les ressources naturelles disponibles (en Afrique, au Brésil et en Amérique du Sud, en Australie, au Canada, en Russie, etc.). Ce qui crée une pression encore plus grande sur les équilibres naturels.
Dans cette dynamique infernale, on ne voit pas du tout quel pays ou quelle force (sociale ou autre) pourrait venir arrêter ce processus d’accroissement continuel de la puissance technologique possédée par les humains : au contraire, toute la planète est mobilisée à produire des technologies nouvelles plus puissantes. Au travers, comme toujours, il y aura la production de technologies vertes de plus en plus performantes, mais cela n’existe que parce qu’à côté d’une technologie verte, il y a une technologie très puissante «indifférente» aux problèmes de dégradation de l’environnement : on ne peut pas espérer que les technologies vertes s’imposeraient face aux technologies «rouges» (guerre) puisque ce sont les problèmes de sécurité et de souveraineté qui sont premiers pour les humains. Ainsi les Allemands produisent des technologies vertes très performantes : mais ces technologies profitent des progrès récents de la chimie, des nouveaux matériaux de synthèse, du contrôle des fonctions organiques artificielles, des nouveaux composés bioénergétiques …
Culture libérale avancée contre développement durable
Une autre critique fondamentale qu’il faut faire au concept de «développement durable», c’est qu’il fait porter l’attention sur le développement et non sur les humains qui supportent ce développement. On reste toujours dans une logique du développement, avec ce concept : on peut même se demander si le concept de développement durable n’est pas en train de sauver cette conception de l’organisation sociale fondée exclusivement sur le «développement». Or il faudrait commencer à sortir d’une stricte logique du développement si l’on veut espérer retrouver un véritable équilibre avec la nature : c’est la critique d’une certaine «culture», de plus en plus répandue sur toute la planète, qu’il faut faire. Les pays en développement ont vu les pays occidentaux se développer, tout au long du 20’ siècle, en exploitant de manière intensive, partout sur la terre, les ressources naturelles disponibles. Maintenant ces pays veulent eux aussi vivre comme les pays occidentaux l’ont fait, mais cela est impossible : maintenant que le mode de vie des occidentaux a sérieusement détruit les équilibres écologiques, l’arrivée des pays émergents dans ce club va complètement détruire ce qui reste de ressources disponibles (et nous entraîner vers une dégradation irréversible des équilibres environnementaux).
On ne fait que commencer à parler de gérer la «décroissance» (Smouts ; 2005 ; pp. 33-37), mais cette discussion n’a lieu que dans des milieux particuliers comme les universités. La croissance économique est à l’ordre du jour pour tous les gouvernements de la planète : et les quelques gouvernements qui ont posé certaines limites à la logique infernale du développement économique à tout prix sont considérés comme des «hérétiques» par les autres pays et par les organisations internationales. C’est une culture de la propriété illimitée des moyens de production qu’il faut critiquer, une culture de l’individualisme absolu, une culture de la consommation sans frein et de l’appropriation toujours plus folle des biens matériels … C’est une culture de l’être humain qui conçoit la nature seulement comme une réserve de ressources à exploiter, une culture de l’être humain qui peut laisser libre cours à tous ses appétits, toutes ses ambitions, toute son avidité, tous ses désirs … Des transformations culturelles immenses s’imposent, mais là encore, on ne voit pas quelles forces sociales ou politiques pourraient implanter de telles transformations culturelles globales.
Bibliographie :
Conseil de la science et de la technologie, Innovation et développement durable, Gouvernement du Québec, Bibliothèque Nationale, septembre 2001, 100 pages
Document : http://www.mddelcc.gouv.qc.ca/développement/definition.htm/definition, 7 pages
Gouvernement du Québec, Éléments de planification québécoise du développement durable, Ministère de l’environnement et de la Faune, Direction générale du développement durable, mai 1995, 14 pages
Gouvernement du Québec, Plan de développement durable pour le Québec : Document d’information, février 2005, 22 pages
Gouvernement du Québec, Rapport du Québec sur le développement durable, Sommet mondial sur le développement durable, Johannesburg, Afrique du Sud, Bibliothèque Nationale du Québec, septembre 2002
Smouts Marie-Claude, Le développement durable : les termes du débat, Éd. Armand Colin (Dalloz), Paris, 2005, 278 pages.
Ce texte critique fait l’objet de travaux de recherches universitaires de Dr Jehovah Gérard Kennedy Alcius (avril 2010). La pertinence observée dans la mouvance actuelle de l’économie globale en termes de développement durable suggère la publication de ce texte critique. Notons évidemment la déclaration de principe du président américain, Jo Biden en l’occurrence qui a fait plus que rejoindre l’Accord de Paris mais, a révoqué en grande démonstration annoncée, toute la démarche réfractaire de son prédécesseur, Donald J Trump réputé d’une présidence dévastatrice. Des actions!